Introduction
Le paludisme est une maladie infectieuse qui constitue un problème majeur de santé publique avec 3 milliard de personnes exposées et 240 millions développant des symptômes chaque année [1]. La mortalité liée au paludisme dans le monde a été estimée par l’OMS en 2010 à 1,24 million de personnes dont plus de 80% en Afrique Subsaharienne. Plus de la moitié des décès survient chez les enfants de moins de 5ans [2,3]. Cette mortalité est en partie due à l’insuffisance rénale aiguë (IRA) qui est l’un des critères de gravité du paludisme. L’IRA survient dans 1–5 % des cas de paludisme à falciparum malaria [4,5].
Nous avons entrepris cette étude afin de déterminer les caractéristiques épidémiologiques, cliniques, thérapeutiques et évolutives de l’IRA associée au paludisme dans notre service afin de mieux en assurer la prise en charge.
Matériels et méthodes
Le cadre d’étude est le service de pédiatrie et de Génétique Médicale du Centre National Hospitalier Universitaire Hubert K. Maga (CNHU-HKM) de Cotonou au Bénin. Il s’agit d’une étude prospective incluant tous les enfants âgés de 0 à 15 ans ayant fait une IRA associée au paludisme et admis entre le 1er janvier 2010 et le 31 décembre 2012. L’IRA a été définie comme une élévation de la créatinine plasmatique au-delà de la limite supérieure des valeurs normales pour l’âge en présence ou non d’anurie (diurèse < 0,2 ml/kg/heure), d’oligurie (diurèse comprise entre 0,2 et 1 ml/kg/heure), ou de signes de surcharge hydrique. Les critères d’inclusion étaient la présence d’une IRA avec une goutte épaisse ou un test de diagnostic rapide (TDR) positif au Plasmodium. Les variables étudiées étaient les caractéristiques démographiques, la diurèse, la bandelette urinaire, le niveau de la créatinine plasmatique, les moyens thérapeutiques, la durée d’hospitalisation et le devenir des patients.
Resultats
Cinquante-quatre enfants étaient recrutés sur un total de 9622 admissions, donnant une incidence de 0,56%. La sex-ratio était de 1,4. L’âge moyen des enfants était de 7 ans 1 mois avec des extrêmes de 21 mois et 15 ans. Selon la répartition par tranches d’âge, 27,8% avaient entre 21 et 59 mois, 48,2% entre 60 et 120 mois. Vingt-quatre pour cent des enfants avaient 121 mois ou plus.
Sur le plan clinique, 37 enfants (68,6%) avaient présenté une anurie et 13 (24,0%) une oligurie. Chez 4 enfants (7,4%) la diurèse avait été conservée. Les oedèmes étaient présents chez 49 enfants (90,7%). Quatorze enfants (25,9%) présentaient une hypertension artérielle. Des signes neurologiques (convulsion et/ou coma) étaient présents chez 18 enfants (33,3%). Le test des urines à la bandelette révélaient la présence d’une hémoglobinurie chez 52 enfants (96,2%) et une protéinurie chez 6 enfants (11,1%).
Sur le plan paraclinique, la créatininémie moyenne au moment du diagnostic était de 56 mg/L avec des extrêmes de 16 et 130 mg/L. L’hémoglobinémie moyenne était de 07,6 g/dL avec des extrêmes de 03,4 et 11,3 g/dL. Une thrombopénie était présente dans 20,3% des cas. Plasmodium falciparum était la seule espèce retrouvée.
Les complications identifiées étaient les suivantes : oedème aigu du poumon (2 cas), syndrome urémique sévère (3 cas), et acidose sévère (3 cas). Quatre décès avaient été enregistrés.
Les comorbidités retrouvées étaient le sepsis (13 cas), le déficit en G6PD(2 cas) ; l’infection urinaire (3 cas), la pneumonie (07 cas), et la coagulation intravasculaire disséminée (1 cas).
Les moyens thérapeutiques utilisés sont présentés dans le tableau I :
Discussion
La limite principale de cette étude est l’utilisation de la créatininémie, au lieu de la baisse du débit de filtration glomérulaire, comme critère de définition de l’IRA. Cette méthode pourrait avoir conduit à une sous-estimation de la fréquence de l’IRA. De plus les critères actuels d’évaluation et de prise en charge de l’IRA tels que PRIFLE (pediatric modified Risk, Injury, Failure and End stage kidney disease) et AKIN (Acute Kidney Injury Network) [6, 7] n’ont pas été utilisés du fait de la difficulté de leur mise en oeuvre dans nos conditions de travail et surtout du retard au diagnostic du fait des consultations tardives.
La fréquence de l’insuffisance rénale aigue associée au paludisme (IRA-P) est variable selon le lieu de recrutement des patients. Ainsi Esezobor [8] a trouvé 11,4% en pédiatrie générale ; Kunuanunua [9] 42,8 % aux urgences ; Kaul [10] : 2,5% en communauté.
Du point de vue de l’âge, l’IRA-P survient plus fréquemment chez l’enfant au-delà de 5ans comme l’ont aussi montré Kapoor et Aloni [11,12].
L’IRA-P est plutôt oligo-anurique dans cette série (91,6%). Cette association représentait 73,2% dans la série de Aloni [12] et 48% dans celle de Kaushik [13]. Cependant dans 4 cas, la diurèse était conservée, faisant penser à d’autres mécanismes que la nécrose tubulaire aiguë associée à l’hémoglobinurie dans la majorité des cas (96%). La protéinurie positive chez six patients pourrait étayer cette hypothèse.
La thrombopénie était présente dans 20,3 % des cas, faisant évoquer, en présence de l’hémoglobinurie, un syndrome hémolytique et urémique. Mais la thrombopénie est retrouvée dans l’IRA-P par d’autres auteurs [8,11] et aussi dans le paludisme sans insuffisance rénale. En effet, la présence d’une thrombopénie au cours du paludisme est un fait courant. Bien que cette thrombopénie soit signalée plus fréquemment dans le paludisme à Plasmodium vivax, elle survient également avec le Plasmodium falciparum qui est la seule espèce retrouvée dans notre étude [14-19]. Les comorbidités de l’IRA-P sont essentiellement infectieuses et représentées par le sepsis (13 cas), la pneumonie (7 cas) et l’infection urinaire (3 cas). Il est connu que le paludisme restreint l’immunité à médiation cellulaire [20]. Il est aussi à noter que certaines de ces infections, notamment le sepsis et l’infection urinaire pouvaient elles-mêmes être la cause de l’insuffisance rénale aiguë.
Sur le plan évolutif, il n’y a apparemment pas eu de passage à la chronicité de l’insuffisance rénale aiguë dans cette étude. Ceci fait présumer le mécanisme de l’IRA-P qui serait essentiellement une nécrose tubulaire, comme l’ont monté Kunuanunua [9] en République Démocratique du Congo et beaucoup d’autres auteurs [21-25]. D’autres mécanismes comme les atteintes glomérulaires ont été également décrites dans l’IRA-P [24, 26,]. L’impossibilité de réaliser une biopsie rénale était un facteur limitant pour préciser le diagnostic dans certains cas.
Quatre patients sont décédés parmi lesquels deux avaient une atteinte cérébrale. Shukla et al ont montré que le paludisme cérébral est un important facteur de risque de mortalité dans l’IRA-P [27]. La mortalité varie selon la comorbidité : 7,4 % dans cette étude, 33% trouvée par Kapoor en unité de soins intensifs où beaucoup de patients avaient des défaillances multi viscérales [11].
Du point de vue du traitement, la quinine a été le principal médicament utilisé, en accord avec les recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) en vigueur au moment du démarrage de l’étude. Les deux seuls cas dans lesquels l’arthémeter a été utilisé sont ceux ayant eu un déficit en G6PD comme comorbidité. Les nouvelles recommandations de l’OMS proposant l’artésunate en première ligne du traitement du paludisme grave n’ont pas été intégrées car ces recommandations n’avaient pas encore été adoptées par le Programme National de Lutte contre le Paludisme. Le furosémide avait été utilisé pour induire une diurèse dans l’optique d’améliorer le pronostic mais cette utilisation est très controversé [28, 29].
La dialyse n’a pu être réalisée que chez deux enfants du fait de l’indisponibilité de cette technique pendant une bonne partie de la durée de l’étude, heureusement disponible à présent. Elle aide à lutter contre les complications et devrait être initiée le plus rapidement possible afin d’améliorer le pronostic de l’insuffisance rénale aiguë quelle qu’en soit la cause [29].
Conclusion
L’insuffisance rénale aiguë reste une complication mortelle du paludisme. Le mécanisme de l’IRA-P dans notre milieu semble être une nécrose tubulaire aiguë en rapport avec l’hémoglobinurie. Le Plasmodium falciparum était la seule espèce mise en évidence.
Son pronostic reste réservé et peut être amélioré par la dialyse.
Références
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