Introduction
La circulation extracorporelle (CEC) est une technique de suppléance de la fonction cardiaque par une pompe, de la fonction pulmonaire par un oxygénateur et un échangeur thermique après avoir dévié le sang du bloc coeur poumon. Elle permet une chirurgie sur un coeur exsangue et inactif.
Cette CEC agit directement sur l’hémostase par hémodilution, sur l’activation et la consommation des facteurs de la crase sanguine et de la fibrinolyse et elle modifie le métabolisme plaquettaire.
L’objectif de notre travail était d’évaluer les perturbations hématologiques de la chirurgie à coeur ouvert pour expliquer les pertes sanguines péri-opératoires.
Patients et méthode
C’est une étude rétrospective portant sur les dossiers des malades ayant bénéficié d’une chirurgie à coeur ouvert durant l’année 2008 à la
clinique de chirurgie cardiovasculaire et thoracique (CCVT) du centre hospitalier universitaire national (CHUN) de FANN à Dakar.
Tous les patients adultes opérés du coeur avec CEC durant la période de l’étude ont été inclus.
On quantifiait les données du saignement par le recueil des drains thoraciques et les résultats de la numération sanguine et plaquettaire à six heures après et à 24 heures après intervention.
Résultats
Nous avons colligé 54 dossiers pour cette étude. L’âge moyen était de 28 ans avec des extrêmes de 18 ans et 62 ans. Chez 43 malades le sexe était féminin, soit 79,7% pour un sex ratio de 0,26.
Les pathologies pour lesquelles ils ont été opérés étaient pour la valve mitrale (36 patients), l’aorte (7 patients) et les poly-valvulopathies (11 patients). La répartition des patients selon les pathologies opérées est illustrée dans le (tableau I).
La durée moyenne de CEC était de 91,25 minutes.
Tous nos patients porteurs de valvulopathie avaient des antécédents de rhumatisme articulaire aigu, 12 avaient un épisode de décompensation et 3 avaient bénéficié d’une commissurotomie à coeur fermé (CMCF).
Un traitement anticoagulant à base d’acénocoumarol (Sintrom®) avait été retrouvé chez 30patients soit 55,5%. Ce traitement avait été arrêté 72 heures avant la date prévue pour l’intervention et avait été remplacé par de l’héparine de bas poids moléculaire jusqu’à la veille de l’intervention avec contrôle du taux de prothrombine.
Les indications chirurgicales et la durée moyenne de CEC sont représentées dans le (Tableau II).
Le saignement postopératoire était en moyenne de 370 ml à la 6ème heure et de 687ml à la 12ème heure. Quatre patients ont été repris pour saignement important supérieur à 2 ml/kg/h pendant 3 heures. L’incidence du saignement total retrouvée était de 18% et 33,5% de ces patients avaient un saignement supérieur à 1,5ml/kg durant les six premières heures postopératoires
Le taux d’hémoglobine (Hb) inférieur à 10g/dl était retrouvé chez 28 patients ; 18,5% des patients avaient un taux d’Hb inférieur à 8g/dl. Ce taux variait avec le geste chirurgical et était mesuré quatre heures après la sortie du bloc. L’importance de l’anémie était fonction de la durée de la CEC et du terrain anémié au préalable avant la chirurgie. Le taux de plaquette moyen à la 24ème heure était 140000/mm3 avec des extrêmes de 31000 à 409000/mm3 Quarante patients avaient un taux de plaquette inférieur à 150000/mm3. A la 24ème heure.
Les taux de plaquettes les plus bas étaient retrouvés chez les patients qui ont une CEC très longue.
Le taux de prothrombine était en moyenne de 53,9%. Il était bas dans 20,4% de nos patients après le bloc.
Sur l’ensemble de nos patients 22 avaient un traitement digitalo-diurétique seul ou associé et 15 patients étaient sous inhibiteur de l’enzyme de conversion avant l’intervention
Discussions :
Sur l’ensemble de notre série, les patients étaient jeunes avec un âge moyen de 28 ans, ceci pourrait être expliqué par la jeunesse de la population sénégalaise, le recrutement des jeunes pour ce type de chirurgie assez lourde et la pathologie essentiellement dominée par les cardiopathies valvulaires. La moyenne d’âge de notre population rejoint celle retrouvée dans presque toutes les séries africaines [1, 2, 3]. La prédominance féminine que nous avons constatée dans notre étude (sex-ratio de 0,26) concorde avec ce qui avait été rapporté dans la littérature (70% sont des femmes) [1, 4, 5] ; ceci était dû en partie à la prédominance du rétrécissement mitral dans notre série car cette pathologie se rencontre deux fois plus chez les femmes que chez les hommes [6, 7]. Notre étude a montré que 28 patients arrivaient en réanimation avec un taux d’hémoglobine inférieur au seuil transfusionnel postopératoire (10 g/dl). Trois facteurs intervenaient principalement dans l’anémie postopératoire : l’hémodilution, l’hémorragie et la durée de vie des globules rouges altérée par les longues circulations extracorporelles [17]. L’anémie postopératoire peut être expliquée par les pertes sanguines opératoires non récupérées pendant l’intervention chirurgicale [18, 5]. Notre étude nous a permis de constater que les anémies les plus sévères en postopératoire d’une chirurgie valvulaire étaient celles en rapport avec une longue CEC (supérieure à 4 heures) et chez les patients antérieurement anémiés. Elles nécessitaient souvent le recours à la transfusion sanguine et tout retard de la prise en charge peut aggraver cette anémie préexistante. La tolérance de cette anémie ne dépendait pas seulement de la valeur absolue de l’hémoglobine mais aussi de la rapidité de la diminution de ce taux d’hémoglobine et de la cardiopathie sous-jacente [19]. Pour maintenir le transport d’oxygène constant, une diminution de l’hémoglobine est compensée par une augmentation du débit cardiaque. Un coeur pathologique peut au décours immédiat de la chirurgie, avoir une réponse physiologique altérée et donc une mauvaise tolérance à l’anémie. Pour ces raisons, la tolérance de l’anémie chez les patients opérés en chirurgie cardiaque a été évaluée et un seuil per et postopératoire de 8g/dl a été établi. Ce seuil ne semble pas modifier la morbidité et la mortalité [20, 21, 22, 23,24]. Le fait que la majorité de nos patients soit sortie de la réanimation avec un taux d’hémoglobine de l’ordre de 11g/dl, qu’ils ont été transfusés ou non est un argument en faveur d’une politique transfusionnelle raisonnable et cohérente. Le taux moyen final de plaquettes était de 140000/mm3. Les interventions les plus longues avaient accusé les taux les plus bas de plaquettes. En effet, des taux de plaquettes de 31000 et 34000/mm3 avaient été retrouvés après des interventions longues de 4 heures mais le retour à la normale s’était fait après une transfusion de concentrés plaquettaires chez un patient et l’autre cas était décédé à cause d’un retard de la prise en charge de cette thrombopénie. Les perturbations de l’hémostase induites par le circuit de CEC exposent les patients à un risque hémorragique péri-opératoire par plusieurs mécanismes [25]. La dysfonction plaquettaire est au premier plan de ces désordres pathologiques induits par la circulation extracorporelle [1, 4]. Les plaquettes sont activées par la plasmine et la thrombine qui entrainent des lésions de la membrane dont la plus connue est l’hydrolyse des récepteurs spécifiques GIb [1, 26]. Cette activation plaquettaire conduit en grande partie aux effets délétères de la CEC. La conséquence de ce phénomène est la diathèse hémorragique qui peut durer plusieurs heures après une longue CEC [1]. Le saignement excessif en chirurgie cardiaque majore le recours à la transfusion homologue,
l’incidence des infections postopératoires et la mortalité [27].
Les patients bénéficiant d’un double geste chirurgical saignaient plus que ceux qui avaient un remplacement valvulaire mitral isolé et le risque d’être transfusé était le plus important [1, 28].
La moyenne totale du saignement était de 826ml ; ces pertes sanguines postopératoires semblaient en moyenne raisonnables si l’on se réfère aux données de la littérature [27].
L’étiologie exacte du saignement post CEC n’est pas clairement connue. Il semble qu’une fibrinolyse importante en rapport avec un dysfonctionnement plaquettaire et une activation de la cascade de la coagulation soient responsables [1, 27]. Les causes de saignement en chirurgie cardiaque peuvent, en effet être chirurgicales micro-vasculaires liées à un défaut d’hémostase per-opératoire ou en rapport avec une brèche accidentelle dans le système cardiovasculaire [20].
L’importance du saignement dans les premières heures est probablement à mettre en rapport avec le fait que les saignements abondants se manifestent en règle précocement au cours de la période postopératoire du fait de l’aspiration. Quatre de nos patients avaient bénéficié d’une reprise chirurgicale précoce dont les deux pour une hémorragie extériorisée et deux autres pour saignement intra-péricardique avec exclusion des drains.
Le saignement excessif est une des complications les plus habituelles de la chirurgie cardiaque et il pourrait concerner jusqu’à 20% des patients dans certaines études [29]. En fait, le saignement et les besoins transfusionnels en période post CEC ont été évalués par de nombreuses séries et essais thérapeutiques appréciant ainsi l’effet et les actions de certains agents pharmacologiques (aprotinine, acide tranexamique et desmopressine) sur la diminution des pertes hémorragiques [1, 28, 32]. L’absence de stratégie d’épargne du sang dans notre série explique le saignement excessif observé chez nos patients, comparativement aux travaux utilisant ces méthodes pharmacologiques d’épargne de sang qui rapportent une moyenne de 296ml ±239 [1] et 490ml ± 320 [28].
Les ré-interventions chirurgicales à coeur ouvert sont réputées être hémorragiques du fait des décollements tissulaires larges, de l’héparinisation massive, de la longue durée de la CEC et de l’exacerbation de la réaction inflammatoire. Il en résulte une consommation accrue des produits sanguins homologues [4].
Conclusion
Les perturbations hématologiques de la chirurgie cardiaque à coeur ouvert sont complexes et multifactorielles. Elles sont en rapport d’une part avec des phénomènes liés au contact du sang avec des surfaces non endothélialisées du circuit de CEC et d’autre part avec des facteurs qui dépendent de l’intervention chirurgicale. C’est pourquoi cette chirurgie nécessite la prévision de plusieurs unités de sang et que dans les pays en développement comme le Sénégal ou le sang n’est pas toujours disponible et le risque n’est pas négligeable dans la contamination infectieuse telle que le VIH, les hépatites et le paludisme.
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