Introduction.
Durant des siècles, l’accouchement a été couplé à la douleur. Depuis l’avènement de l’anesthésie moderne, plusieurs techniques et moyens ont été développés pour réduire la douleur de l’enfantement [1]. Parmi elles, L’analgésie péridurale est actuellement la seule technique qui apporte une véritable satisfaction au cours de l’accouchement. Il s’agit d’une technique utilisée fréquemment dans les pays occidentaux alors qu’en Afrique noire et plus particulièrement en Côte d’Ivoire elle est quasi inexistante dans les hôpitaux publics [2]. Nous nous sommes proposé de faire une enquête d’acceptabilité de cette technique par les professionnels de santé.
Matériel et méthodes
Il s’agit d’une étude transversale descriptive multicentrique par questionnaire individuel anonyme pendant sept mois de Janvier 2009 à Juillet 2009 qui s’est déroulée dans neuf centres de santé publique (des CHU, des hôpitaux généraux et des maternités). Le questionnaire a été adressé à la quasi-totalité des services de chaque centre de santé identifié.
Ont été inclus dans l’étude, les professionnels de santé exerçant dans les centres de santé identifiés : les médecins, les pharmaciens, les infirmiers, les sages-femmes et les autres professionnels de santé. (Techniciens de laboratoire, techniciens d’imagerie, les aides-soignants, les auxiliaires en pharmacie et les assistants sociaux).
Ont été exclus tous ceux qui avaient des réponses discordantes.
Le recueil des données a été fait à partir d’une fiche d’enquête préétablie. Les paramètres étudiés étaient :
– Socioprofessionnels : âge, sexe, profession, religion et le groupe ethnique
– L’acceptabilité de l’analgésie péridurale pour accouchement en fonction du sexe, de l’appartenance religieuse et du groupe ethnique. Il s’agissait de recueillir les réponses aux questions suivantes :
– Est-il normal actuellement d’accoucher avec douleur ?
– Aux femmes : Souhaiteriez-vous accoucher sous péridurale ?
– Aux hommes : souhaiteriez-vous que vos épouses accouchent sous péridurale ?
– Souhaiteriez-vous que l’analgésie péridurale soit vulgarisée ?
– La volonté de contribuer à la vulgarisation de l’analgésie péridurale : Il s’agissait en fonction de leur profession de savoir s’ils souhaitaient proposer cette technique à toutes les gestantes ou s’ils souhaitaient la proposer seulement à celles qui présentent des tares ou encore si ils ne souhaitaient pas du tout la proposer aux patientes quel que soit leur tableau clinque.
Les résultats quantitatifs ont été exprimés en moyenne assortie de leurs indices de dispersion et de leur écart type et les résultats qualitatifs en proportion
Résultats
Notre étude a été menée auprès de 800 professionnels de santé. On notait 413 hommes (51 %) et 387 (49 %) femmes soit un sexe ratio de 1,06. Les professionnels appartenaient pour la plupart à la tranche d’âge de 31 ans à 40 ans (53,37 %) avec un âge moyen de 36 ± 6,86 ans (extrêmes : 22 et 56 ans). On notait : 22 médecins anesthésistes (2,8 %), 73 gynécologues obstétriciens (9,1 %), 272 médecins généralistes ou appartenant à une autre spécialité (34 %), 22 infirmiers anesthésistes (2,8 %), 175 sages-femmes (21,8 %), 120 infirmier(es) (15 %) et 116 autres professionnels de santé (14,5 %). Parmi ceux-ci, on comptait 636 chrétiens, 120 musulmans, 12 animistes et 32 appartenant à d’autres religions. Le groupe ethnique Akan était majoritaire : 436 (54,5 %) suivi des groupes ethniques Krou : 141 (17,6 %), Mandé du Nord : 122 (15,3 %), Mandé du Sud : 46 (5,8 %) et les autres : 55 (6,8 %).
Acceptabilité selon le sexe
71,43 % des enquêtés étaient favorables à l’opinion « il n’est pas normal de souffrir pour accoucher » avec une prédominance des hommes (83,73 %) contre 58,29 % de femmes. On a noté que 47,60 % des femmes interrogées, souhaiteraient ou auraient souhaité accoucher sous péridurale et parmi elles 50 (16,1 %) dès le premier accouchement. Quant aux hommes, 203 (83,77 %) souhaiteraient ou auraient souhaité que leur épouse accouche sous péridurale et parmi eux 111 (65,27 %) dès la première grossesse. De même 91,22 % des hommes proposaient la vulgarisation de l’analgésie péridurale pour accouchement contre 50,85 % femmes.
Acceptabilité selon l’appartenance religieuse
Les chrétiens (67,98 %), les musulmans (89,16 %), les animistes (83,3 %), autres religions (68,75 %) étaient favorables à l’accouchement sans douleur et souhaitaient bénéficier ou auraient souhaité que leur épouse bénéficie d’une péridurale respectivement à 57,40 %, 52,68 %, 37,5%, 66,66 %. 79,21 % des chrétiens, 91,39 % des musulmans, 87,5 % des animistes et 76,92 % des autres religions étaient prêts à contribuer à la vulgarisation de la péridurale.
Acceptabilité selon l’appartenance ethnique
Les groupes ethniques : Akan (66,43 %), Krou (68,57 %), Mandé du Nord (86,55 %), Mandé du Sud (82,60 %), autres (80 %) estimaient qu’il n’était pas normal de souffrir pour accoucher.
52,95 % des Akans, 54 % des Krous, 57,84 % des Mandés du nord, 75,86 % des Mandé du sud, et 75,51 % de ceux appartenant à d’autres groupes ethniques acceptaient ou auraient accepté accoucher sous péridurale.
Parmi eux 75,71 % des Akans, 96,87 % des Krous, 89,42 % des Mandés du nord, 81,37 % des Mandés du sud et 89,79 % des autres groupes ethniques étaient prêts à contribuer à la vulgarisation de l’analgésie péridurale pour accouchement. (Tableau I)
Degré de contribution à la vulgarisation de la péridurale
81 % de l’ensemble des professionnels ayant répondu, étaient favorables à la vulgarisation de l’analgésie péridurale obstétricale mais ceci à divers degrés. Les médicaux étaient représentés à 91,16 %, les paramédicaux à 71,80 % et les autres professionnels à 65,85 %. De façon spécifique, les médecins anesthésistes et les infirmiers anesthésistes étaient les plus favorables (100 %) suivis des obstétriciens (97,1 %) et des médecins généralistes (87,7 %). Pour 41,58 % de professionnels favorables, l’analgésie péridurale obstétricale devrait être proposée à toutes les gestantes alors que pour 58,42 %, elle ne devrait être proposée qu’à celles qui présentent des tares. 18,70 % des professionnels de santé s’opposaient totalement à la péridurale. Les moins favorables à cette technique étaient les infirmiers (32,20 %), les sages-femmes (33,1 %) et les autres professionnels (34,1 %) (Tableau II).
Discussion
Acceptabilité selon le sexe
Le taux d’acceptabilité de l’analgésie péridurale obstétricale dans notre étude est faible, surtout au niveau de la population féminine (47,60 %). Les taux d’acceptabilité de celle-ci sont variables en fonction des pays. Ils sont superposables à ceux retrouvés en Israël (41, 7 %) et au Nigéria (57 %) mais sont faibles par rapport à ceux retrouvés au Togo (83, 5 %) et en France (> 70 %) [3, 4, 5, 6]. La réticence des femmes face à la péridurale d’une manière générale et surtout pour la première grossesse peut s’expliquer par la représentation imaginaire du travail obstétrical que se font les primipares. Elles désirent sans doute acquérir l’expérience de l’enfantement et la douleur obstétricale serait pour elles un rituel permettant le passage d’une génération à une autre. Pour d’autres la péridurale influencerait la sécrétion de certaines hormones ce qui retentirait sur les premières relations mère-enfant. En somme, elles estiment qu’avec la péridurale on vit moins son accouchement. Le sentiment selon lequel avec la péridurale on vit moins son accouchement est aussi partagé par une étude française réalisée sur 100 femmes dont 64 primipares et 36 multipares parmi lesquelles 27 avaient eu l’expérience d’une péridurale. On note dans cette étude que 16 primipares sur les 17 femmes partageaient le sentiment qu’avec la péridurale, on vit moins son accouchement [7].
Les hommes pour leur part souhaiteraient que l’accouchement de leur épouse ou conjointe se fasse dans un environnement de quiétude ce qui pourrait expliquer le choix de l’analgésie péridurale. Les raisons principales du refus de cette technique par les professionnels étaient d’ordre religieux et la crainte des complications à savoir principalement la paralysie, les céphalées et de la rétention d’urine.
Acceptabilité selon l’appartenance religieuse
On note une différence significative (p< 0,05) à l’opinion « il n’est pas normal de souffrir pour accoucher » selon la religion. La religion ne constitue donc pas un frein à l’accouchement sans douleur. Cependant on note que 32 % des chrétiens et 15 % des non chrétiens soutenaient un avis contraire à cette opinion. En effet les fausses interprétations bibliques « Tu enfanteras dans la douleur » ont donné lieu pendant des siècles durant au refus de soulagement de la douleur avec la croyance populaire que la souffrance pendant l’accouchement correspondait à une volonté divine [8]. Les années 1950 ont été riches sur le débat de l’accouchement sans douleur. Plusieurs chefs religieux passant de Saint Irénée au pape Pie XII se sont élevés contre ces interprétations erronées ; Le pape Pie XII soutenait en 1956 que la vérité scientifique n’a rien à voir avec la vérité religieuse mais elle se juge selon les critères de réalité objective. Il conclut que « un chercheur matérialiste peut faire une découverte scientifique valable mais cet apport ne constitue en aucune manière un argument pour des idées matérialistes » [9]. On note tout de même qu’il existe encore un grand pourcentage de personnels de santé en l’occurrence les chrétiens qui restent encore attaché à ces récits. Ce récit est aussi rapporté par les autres pratiquants et les non pratiquants mais à des taux plus faibles. Pour d’autres, Dieu est le père de la science et donc toute innovation scientifique contribuerait à l’amélioration des conditions de vie de sa créature. La douleur au cours de l’accouchement est une punition divine secondaire au péché commis. Avec le « rachat » du Seigneur Jésus, les péchés étant pardonnés, Dieu a donné les moyens à l’homme d’atténuer ses souffrances.
Acceptabilité selon l’appartenance ethnique
Quel que soit le groupe ethnique les professionnels de santé sont favorables à la vulgarisation de l’analgésie péridurale (p< 0,005). Le groupe ethnique Mandé du nord à majorité musulmane et animiste est le plus favorable à l’analgésie péridurale obstétricale. Ici plus que le concept ethnique, c’est plutôt la religion qui semble conduire le choix des professionnels.
Degré de contribution à la vulgarisation de la péridurale
La plupart des professionnels (71,42 %) étaient favorables à l’opinion « Il n’est pas normal de souffrir pour accoucher de nos jours » et ceci quel que soit leur profession, leur groupe ethnique et leur religion (p < 0,005). Ce constat est le même en France où sur 100 parturientes interrogées, 70 adhéraient à cette opinion [7]. Cette opinion favorable pourrait s’expliquer par le développement de la science médicale qui permet une amélioration constante des conditions de vie et sur le plan religieux par la révision de l’interprétation des écritures condamnant le soulagement de la douleur. On note que 80,9 % des professionnels de santé étaient favorables à la vulgarisation de la péridurale pour accouchement avec des taux de 100 % pour les médecins anesthésistes et les infirmiers anesthésistes, de 97% pour les obstétriciens et 87 % pour les médecins généralistes et/ou appartenant à une autre spécialité. Les taux les plus bas provenaient des sages-femmes (66,85 %) et des autres professionnels (65,9 %). La plupart des spécialistes interrogés outre les sages-femmes souhaitaient que la péridurale pour accouchement soit proposée à toutes les femmes enceintes. Cependant on notait que 20% des médecins anesthésistes, 27 % des gynécologues et 4,8 % des infirmiers anesthésistes préconisaient qu’elle soit proposée seulement aux patientes présentant des tares.
Les sages-femmes étaient beaucoup plus réticentes et estimaient dans 45 % des cas que la péridurale pour accouchement ne devrait être proposée qu’aux femmes présentant des tares, de peur de les voir décompenser et dans 14,6 % celle-ci ne devait être proposée à aucune femme. Les raisons citées étaient d’une part celles citées par la majorité des femmes qui soutenaient que toute femme doit souffrir pour accoucher, d’autre part la crainte des effets secondaires des méthodes pharmacologiques et surtout le refus de la dévalorisation de la fonction de sage-femme réduite aujourd’hui en une exécutante de l’obstétricien. Autrefois la sage-femme étant en première ligne dans l’accompagnement de la femme enceinte. Elle servait de confidente et de maîtresse. C’était elle qui apprenait les différentes méthodes naturelles (psychologiques, relaxation…) à la parturiente évitant ainsi la médicalisation excessive de l’accouchement (césarienne, péridurale). Ces raisons citées ont été aussi retrouvées dans plusieurs articles écrits par des sages-femmes de divers pays qui revendiquent un accouchement sans trop de médicalisation où la parturiente serait une actrice à part entière de son accouchement. [10, 11, 12]
On note que près de la moitié des sages-femmes (49,4%) estimaient qu’une femme doit souffrir pour accoucher. Parmi les raisons évoquées on a le récit biblique « tu enfanteras dans la souffrance », le refus de la médicalisation excessive de l’accouchement car pensent elles, même si la douleur est forte, elle n’est pas insupportable vu qu’elle est pratiquée depuis plusieurs années sans médicalisation. La douleur d’accouchement serait selon elles le moment pendant lequel s’élabore l’instinct maternel et ceci serait déterminant dans la protection et l’éducation à apporter à l’enfant.
Conclusion
La religion tout comme les groupes ethniques ne constituaient pas un frein à la pratique de l’analgésie péridurale obstétricale.
Les hommes étaient plus favorables à la pratique et à la vulgarisation de l’analgésie péridurale obstétricale que les femmes d’une manière générale et les sages-femmes en particulier qui estiment que la douleur fait partie intégrante de l’accouchement.
L’ensemble des professionnels de santé était favorable à la vulgarisation de l’analgésie péridurale obstétricale.
Une meilleure connaissance de cette technique par l’ensemble des professionnels de santé et surtout aux femmes contribuerait à favoriser davantage sa vulgarisation.
Références
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