Introduction
La transfusion sanguine pose un problème de santé publique en Afrique et plus particulièrement dans les pays au sud du Sahara où la pénurie de sang est un phénomène fréquent, très souvent à l’origine dans les situations d’urgence de nombreux décès, notamment dans les services d’obstétrique et de traumatologie [1,2]. Au centre hospitalier universitaire de Libreville qui n’échappe pas à cette pénurie, il est fréquent de retrouver dans les réfrigérateurs des services d’hospitalisation ou des blocs opératoires du sang périmé. Il s’agit du sang payé par les patients opérés mais n’ayant pas été utilisé parce que la transfusion sanguine n’était pas nécessaire. Ce constat nous a conduits à mener une réflexion sur la pertinence des commandes de sang faites aux patients avant l’intervention chirurgicale. Le but de ce travail était de préciser si la tendance des chirurgiens à commander des concentrés de globules rouges (CGR) avant une intervention chirurgicale programmée au centre hospitalier universitaire de Libreville se justifiait.
Patients et méthodes
Il s’agit d’une étude rétrospective, réalisée au centre hospitalier de Libreville du 1er janvier 2010 au 30 juin 2012. Elle concernait les dossiers des patients ayant bénéficié d’une intervention chirurgicale. L’étude consistait à retrouver les dossiers de patients à qui une commande de CGR avait été faite avant l’intervention chirurgicale, puis à identifier ceux d’entre eux ayant bénéficié d’une transfusion peropératoire. Le recueil des données s’est fait à partir des demandes de consultation pré-anesthésique et des fiches d’anesthésie. La demande de consultation préanesthésique, à laquelle était assujettie la consultation en question était remplie par le chirurgien ; elle précisait la pathologie, le type d’intervention chirurgicale, sa durée, la date souhaitée pour la réalisation de l’acte opératoire et faisait mention de la nécessité ou non pour le patient de s’approvisionner en CGR, tout en déterminant le nombre de poches. La fiche d’anesthésie faisait état ou non de la transfusion sanguine peropératoire. Ont été inclus dans cette étude les patients ayant bénéficié d’une chirurgie programmée, d’une consultation préanesthésique effectuée par un médecin anesthésiste-réanimateur et dont les dossiers étaient exploitables. L’âge, le sexe, le type de chirurgie, le niveau de prescription des CGR et le niveau d’utilisation de ces derniers ont été les paramètres étudiés. Les résultats obtenus ont été exprimés en pourcentage. La comparaison de ces différents pourcentages a utilisé le test du Chi deux. La différence était considérée comme significative quand la valeur de p était inférieure à 0,05.
Résultats
Du 1er janvier 2010 au 30 juin 2012, 230 patients âgés de 41 ± 16 ans (extrêmes 1 et 84 ans), dont 171 patients de sexe féminin (74 %) et 59 de sexe masculin (26 %), ont répondu aux critères d’inclusion. L’activité chirurgicale était répartie en 114 cas (50 %) de chirurgie gynéco-obstétricale, 69 cas (30 %) de chirurgie orthopédique, 20 cas (9 %) de chirurgie viscérale, 19 cas (8 %) de chirurgie urologique et 8 cas (3 %) de chirurgie diverse. Le tableau I donne la répartition des patients en fonction du type de chirurgie.
Deux cent dix patients (91,3 %) ont fait l’objet d’une commande de CGR avant l’intervention chirurgicale dont 126 (60 %) ont bénéficié d’une transfusion peropératoire. Les patients transfusés étaient significativement plus nombreux que les patients non transfusés (p = 0,004). La répartition des patients transfusés et des patients non transfusés selon le type de chirurgie et toute chirurgie confondue est donnée par le tableau II.
Discussion
Au centre hospitalier universitaire de Libreville, la consultation préanesthésique est assujettie dans le cadre de la chirurgie programmée à la demande de consultation préanesthésique qui se présente sous la forme d’un imprimé. Ce document de dialogue entre le chirurgien qui le remplit et le médecin anesthésiste-réanimateur qui en exploite les données fait état de la nécessité ou non pour le patient de s’approvisionner en concentrés de globules rouges. Il est remis aux patients en même temps que les bons d’examens complémentaires préopératoires. Les résultats de notre étude montrent une tendance très élevée des chirurgiens à prescrire aux patients les CGR. La crainte de se retrouver devant l’obligation de compenser les pertes sanguines pendant l’intervention chirurgicale sans en avoir la possibilité parce que les CGR ne sont pas à portée de main est l’un des arguments souvent avancés par les chirurgiens pour justifier leur habitude. En effet, les procédures relatives à l’obtention d’une poche de CGR sont si lourdes qu’il est souvent impossible d’honorer une commande dans les délais souhaités quand une transfusion s’avère nécessaire. Une étude menée au centre hospitalier de Libreville avait montré que les délais d’attente de la prise en charge des urgences chirurgicales étaient anormalement longs [3]. Parmi les principales causes de retard identifiées, il y’avait l’absence de produits sanguins. Les produits sanguins sont fournis par le centre national de transfusion sanguine. Afin de les livrer quand ils sont commandés, ce centre exige du receveur potentiel en plus de son échantillon sanguin un donneur en vue du remplacement des produits sanguins à fournir, or, la possibilité de trouver un donneur demande souvent beaucoup de temps, en raison du nombre élevé des personnes réticentes au don de sang. Les difficultés à se procurer des produits sanguins ne sont pas seulement d’ordre procédural, il y’a aussi le facteur coût qui est de 10 000 FCFA (15,2 Euro) la poche, une somme souvent difficile à rassembler par les patients qui sont pour la plupart des démunis. Malgré ces arguments qui justifient l’attitude des chirurgiens, les 40 % de CGR commandés mais non utilisés sont inacceptables dans un contexte où la pénurie de sang pose un problème de santé publique. Ce résultat pourrait être moins alarmant si le sang non utilisé était récupéré par le centre national de transfusion sanguine. Ce qui n’est pas le cas, le non respect des conditions de conservation de ce sang ne le lui permettant pas. Les résultats de cette étude mettent en évidence une prescription exagérée des CGR, plaidant ainsi pour un changement des habitudes. Deux attitudes pourraient permettre de diminuer cette surprescription. La première est celle qui consisterait à associer à la décision de commander du sang l’avis du médecin anesthésiste-réanimateur qui se sert, lors de la consultation préanesthésique, des données cliniques et des résultats de la numération formule sanguine. Cette procédure mériterait toutefois d’être évaluée par des études ultérieures. La deuxième attitude est celle qui consisterait à abandonner progressivement l’utilisation du sang des donneurs au détriment des nombreuses procédures d’épargne sanguine décrites dans la littérature [4-10]. Si la récupération du sang épanché et son traitement en vue de le transfuser [11,12] sont difficiles à réaliser dans notre contexte, car nécessitant une logistique coûteuse et donc inaccessible compte tenu des faibles moyens financiers dont disposent nos hôpitaux, la transfusion autologue programmée [13,14] est une technique qui peut être vulgarisée. En effet, cette technique nécessite quatre semaines et la plupart des interventions chirurgicales retrouvées dans notre étude sont compatibles avec ce délai. L’hémodilution normovolémique préopératoire [15-18] est aussi à encourager. Comme la transfusion autologue programmée, il s’agit d’une technique simple et peu coûteuse car elle ne fait pas intervenir une technologie spéciale. Elle est parfaitement adaptée à notre contexte.
Conclusion
Ce travail a permis de montrer qu’il existe un taux élevé de prescriptions inutiles de CGR au centre hospitalier universitaire de Libreville, causant ainsi aux patients des dépenses injustifiées. La réduction de ces prescriptions est possible avec deux options fondamentales. La première est de permettre que la décision de transfuser fasse l’objet d’un avis consensuel entre le chirurgien et l’anesthésiste-réanimateur. La deuxième option est de diminuer progressivement la transfusion du sang des donneurs au détriment des techniques d’épargne sanguine.
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